Discours de M. Roger Chastel

lu à l'occasion de son installation comme

membre de l'academie des beau-arts

 

 

Monsieur le Président,

Messieurs,

Vous me voyez étonné et confondu sous cette profusion de louanges évoquant ma vie et mon travail.

Sans vouloir contester l’objectivité de ce palmarès, l’intime de mon effort mérite-t-il la mansuétude de votre élection ?

J’ai le sentiment devant la majesté fleurie de cette assemblée de me trouver au pied de 1‘aéropage en Gloire qui couronne la toile lumineuse du Jugement dernier de Fra Angelico.

Le vertige me saisit alors en pensant aux carences de ma nature désordonnée et c’est précisément le souvenir d’une vie maîtrisée que je suis appelé à évoquer devant vous.

Nicolas Untersteller est né au début de la première année de ce siècle à Stiring-Wendel, en Moselle; il m’apparaît que son lignage lorrain déterminera la nature de son comportement.

Ce fils des Marches de l’Est quitte à vingt et un ans son village natal et aborde le chemin de son destin, avec pour tout viatique sa vocation déterminée et sa volonté farouche.

Le cycle du métier commence, qu’il va parcourir sans défaillance depuis le début, avec une patience exemplaire.

C’est en 1924 qu’il entre à 1’Ecole des Beaux-Arts, dans l’atelier de Pierre Laurens, et là, il rencontre à l’orée de sa vie, et choisit, celle qui sera la compagne admirable et participera jusqu’à la fin à l’oeuvre commune.

Nous sommes en 1925; trois ans plus tard, il est Lauréat du Grand Prix de Rome. Il se marie en 1929.

Dans les ouvrages de cette époque, sa technique évoque celle du Maître de Montauban, par la domination du dessin et la volonté de pureté du faire.

Devant le portrait de la Marquise de Marguerie dont le visage buriné est si émouvant, ou celui de M. Veber qui dans la plénitude de la matière peinte frappe par le sens aigu du caractère, on réalise l’étendue de ses moyens.

C’est là le registre intime des peintures de chevalet de Nicolas Untersteller, témoignage de sa sensibilité et de son intelligence du coeur. Mais chez lui, une autre ambition couvait à la mesure de sa nature conquérante le désir d’affronter l’expression monumentale.

Pour débuter, il s’attaque à la Fresque, dont il connaît bien le métier et les moyens... Il est le fils d’un artisan!

Respectueux du mur, intransigeant quant à la probité du travail, il entreprend le chemin de croix d ‘Amneville, puis la décoration de l’Eglise d’Etain dans la Meuse.

Je ne peux décrire ici tous les travaux qu’il mènera à terme dans cette discipline, depuis le Narthex de l’Eglise du Saint-Esprit à Paris en passant par la décoration de l’Abbaye de Clairvaux, le choeur de l’Eglise du Ban-Saint-Martin, les quatre tympans de Saint-Pierre-de Chaillot, les Chambres de commerce de Boulogne et du Havre, la totalité de la décoration de l’Hôtel de Ville de Lorient.

C’est en 1942 que Mme Untersteller et lui reçoivent la commande de Saint-Maurice-de-Gravelle.

La première fois que ma femme et moi les avons rencontrés, ce fut justement en cette Eglise des Saints-Anges que tous deux terminaient après quatre années de travail.

Lui, au plus haut de son échafaudage, elle menue dans la coquille intime de son baptistère.

L’ampleur de la conception de la nef, qui en multiplie la dimension spirituelle, la grâce candide et maternelle des fonts baptismaux nous ont vivement émus, et nous avons gardé dans la mémoire le souvenir d’un haut lieu généreux sous la domination du grave registre d’ocre rouge, de terre brune, d’ocre jaune et de bleu.

L’oeuvre, à la ressemblance de ce couple, était unie dans la personnalité de chacun.

Plus tard, ce frit, autre travail considérable, la décoration de l’Eglise de Sainte-Thérèse de Metz.

Cette fois, comme il le disait il ne s’agissait plus de poser sur la pierre quelque tableau de chevalet plus ou moins décoratif, mais d’incorporer la lumière au mur.

Il imagina alors, et mit au point, une technique de vitraux enchâssés ‘dans des liens de ciment à double paroi de verre qui forment un claustra.

Le résultat est saisissant tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, la lumière nait du mur et le mur de la lumière.

A chaque nouvelle question, il trouvera une réponse nouvelle, car cet être de foi et d’espérance est habité par le démon de la recherche.

Lorsqu’il recevra la commande des travaux extérieurs pour les lycées d’Orléans, de Saint-Nazaire ou le collège scientifique de l’Université de Metz, il traitera des laves émaillées à près de 1000 degrés.

Il utilisera comme support les plaques d’aluminium où s’inscriront en couleur des fulgurations gestuelles évoquant les échanges internationaux par radio et télévision, destinées à la gare de Grenoble.

1967 voit la décoration sur tôle émaillée pour le Lycée technique de Schiltigheim, dans le Bas-Rhin.

Entre-temps, il exécute différents panneaux marouflés pour les paquebots Liberté et Alsace, et surtout ceux, très importants, de la salle des machines de l’Usine de la Bathie attenante au barrage de Roselande en Savoie.

Enfin, des décors et costumes, pour un ballet de l’Opéra Hopfrog et des cartons de tapisserie Flore et Pomone et la Forêt, qui seront tissés par la manufacture des Gobelins.

Je voudrais aborder maintenant l’autre volet de sa vie.

Quand, en I948, le poste de Directeur de l’Ecole des Beaux-Arts est vacant, Jacques Jaujard, qui est à la Direction des Arts et Lettres, cherche celui qui pourra assumer cette difficile succession.

Nicolas Untersteller est professeur chef d’atelier de peinture à1’Ecole depuis huit ans.

Jean Souverbie, lui-même professeur à 1’Ecole, a pu apprécier la nature de ce tempérament tenace et courageux; il songe à lui, et le propose à l’attention de Jacques Jaujard.

La même année, il est nommé Directeur de 1’Ecole.

Conduire la jeunesse exige la maîtrise de qualités apparemment opposées rigueur et bienveillance.

C’est sa foi en la jeunesse et son amour pour elle qui l’ont aidé à poursuivre, jusqu’au bout, avec une affection soutenue et une volonté sans défaillance, la mission qu’il avait acceptée.

Pour l’accomplir, sans renoncer à lui-même, le peintre Nicolas Untersteller était levé à 4 heures, et, dès 9 heures, le Directeur était, ponctuel, le premier à son poste, assistant à tous les jugements...

Je sais que, bien souvent, après une journée harassante, avant le sommeil mérité, sa conscience le poussait à faire lui-même une ronde de veilleur de nuit.

Son action était multiforme autant que généreuse.

On n’a pas assez dit, on n’a pas assez su ce que l’Ecole lui devait.

Quand il en a pris la charge, beaucoup était à refaire; il l’a physiquement et moralement rénovée.

Je pourrais citer mille traits de sa sollicitude infatigable à l’égard des êtres et des choses il était l’âme de sa Maison et voulait toujours un mieux-être pour ceux qu’elle abritait.

Mais c’est surtout à la direction spirituelle de l’Ecole que son imagination s’appliquait.

Sachant, par expérience, toutes les angoisses, les embûches, les déceptions de la création artistique, il ne veut pas que les efforts et les espoirs des jeunes risquent de déboucher sur d’injustes sanctions terminales.

Pour pallier ce risque, il propose et obtient (on sait les difficultés que ce verbe recouvre) la présence des jurés adjoints qualifiés, venus de l’extérieur, qui apportent à 1’Ecole un renouveau d’air frais. Certains parmi vous, Messieurs, sont à l’origine de cette aération.

C’est lui encore qui a fondé et promu le concours des trois Arts qui lui tenait tant à coeur.

Peu de gens en eurent connaissance.

Il me souvient de ces nuits de "Charrette" où peintres, architectes et sculpteurs travaillaient tous ensemble, par équipes, dans l’euphorie fiévreuse d’une émouvante exaltation.

C ‘était là le germe, la préfiguration des relations pluridisciplinaires demandées aujourd’hui par beaucoup.

Depuis que Nicolas Untersteller nous a quitté, le mouvement s’est précipité, et le monde constate aujourd’hui les prémices d’une mutation qui ne peut se faire sans de nombreuses révolutions.

Je précise que j’emploie ce mot dans le sens géophysique du terme, d’un tour complet sur soi-même.

Ainsi, nous sommes amenés à prendre conscience que la vérité n’est pas seulement de l’ordre des idées et du conçu, mais aussi de l’ordre de la vie et du vécu.

Le renouveau est toujours lié à une purification du passé.

Je pense à une phrase de Saint-Simon lue récemment et qui m’est apparue, s’appliquant à la jeunesse, d’une lucidité prophétique, ‘disant cc On ne s ‘est pas attaché à amalgamer leurs sublimes, à accorder leurs idéaux, à ménager leurs dignités.

La jeunesse aspire à /onder son éthique, ne nous méprenons pas. Ce qui la mobilise, c’est le besoin de préserver la spontanéité de l’Esprit.

Sa réaction est celle de l’instinct de conservation de l’espèce.

Je ne veux pas entamer ici le procès de ses moyens, je préférerais faire alors celui des fallacieux systèmes qui tendent à imposer une culture par dopage.

Il serait temps de restituer l’Art, dans la dignité de sa nature première

Mallarmé en dénonçait déjà à son époque la fausse notion.

L ‘Art, disait-il, court la rue, un galant de passage lui prend le menton... on le presse de se joindre à la compagnie en gage de culture. Si la familiarité peut engendrer le mépris, l’Art (ou ce qu’on prend pour lui) en est arrivé au plus bas de son intimité avec nous.

Je me suis permis d’insister, Messieurs, sur cet éclairage de la question, sachant que pour cette Assemblée, elle est sa préoccupation quotidienne et sa raison d’être.

Peut-être la jeunesse nous apparaît-elle folle et tyrannique P mais dans la perspective de sa foi, elle est lucide et vigilante.

Je les connais bien, nos fils et nos petits-fils.

Je sais leurs travers qui nous irritent et nous suffoquent, mais rentrons en nous-mêmes et reconnaissons qu’ils furent les nôtres.

Ces écarts sont les creusets où s’élabore la nature de leurs vertus... et leurs vertus sont de l’âme!